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Derrière les clichés générationnels

Une interview avec le Docteur Anne-Laure Lenoir (42), professeure et médecin généraliste.

Les clichés persistent : les jeunes médecins auraient une mentalité « neuf à cinq » et manqueraient de vocation ; leurs aînés seraient autoritaires et peu enclins au changement. Mais qu’en est-il vraiment ?

Dans le cadre de notre enquête, nous avons interrogé jeunes praticiens et médecins expérimentés sur la charge de travail, l’éthique professionnelle et la collaboration intergénérationnelle.

Pour analyser ces résultats, nous avons rencontré Dr Anne-Laure Lenoir (42), professeure et médecin généraliste, qui rappelle que les différences existent, mais qu’elles tiennent surtout à l’organisation du travail et au contexte social dans lequel chaque génération a évolué. La culture médicale, elle, reste un socle commun à tous.

Dr Anne-Laure Lenoir

Une nouvelle génération en quête d’équilibre

Les jeunes médecins travaillent-ils moins que leurs aînés ? Est-ce un choix ou une nécessité ? Une évolution des mentalités ou simplement une autre façon d’aborder le métier ?

D’après l’enquête : Les jeunes médecins généralistes à temps plein (moins de 40 ans) travaillent en moyenne 48 heures par semaine, soit moins que leurs aînés. Les médecins âgés de 40 à 55 ans travaillent en moyenne 53,5 heures par semaine, tandis que ceux de 56 ans ou plus atteignent 55,5 heures hebdomadaires. 

« Les résultats de l’enquête montrent que les jeunes médecins généralistes à temps plein travaillent en moyenne 48 heures par semaine, soit moins que les générations plus âgées. Cette différence reflète surtout une évolution des attentes — notamment en matière d’équilibre entre vie professionnelle et vie privée.

C’est une réalité bien documentée dans la littérature. La répartition des rôles dans les couples a changé. Il y a moins de soutien extérieur et plus de responsabilités à assumer en dehors du travail. Les jeunes essaient donc d’adapter leur façon de travailler, sans forcément sacrifier leur engagement médical. »

 

La féminisation croissante de la profession joue-t-elle aussi un rôle dans cette évolution ? 

« Il y a clairement un double effet : un effet de genre, et un effet de génération. Même si la répartition des tâches dans les couples s’est améliorée, les femmes prennent encore souvent une part plus importante des responsabilités domestiques.

Autrefois, le médecin était généralement celui qui faisait vivre la famille. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas : les jeunes femmes médecins ont souvent un partenaire qui a lui aussi un emploi à responsabilité. On parle d’équilibre entre deux carrières, pas d’un modèle où l’un sacrifie sa vie professionnelle pour la famille. »

 

Est-ce aussi ce qui pousse certains médecins à opter pour le temps partiel ou à exercer en cabinet de groupe ? 

« Travailler moins d’heures ne signifie pas moins d’implication, mais souvent un emploi du temps plus condensé. Les femmes ont été les premières à condenser leur travail. Et les hommes ont suivi. Travailler plus intensément, sur un temps plus court, permet de dégager du temps pour le reste de la vie. »

Dr Anne-Laure Lenoir

Est-ce que cela modifie aussi la façon de gérer les patients ?

« Tout à fait. Avant, les médecins faisaient parfois revenir les patients plus souvent. Aujourd’hui, on cherche à optimiser les consultations : si un patient ne doit pas revenir, on évite de le faire revenir.

Cette évolution s’inscrit aussi dans un contexte de pénurie médicale. On est passé de la pléthore à la pénurie. Et cela change profondément la pratique. Dire qu’il faut deux jeunes médecins pour remplacer un ancien n’est pas toujours vrai. Les jeunes organisent leur travail autrement. »

Une charge de travail ressentie plus lourde

L’enquête montre que les jeunes médecins ressentent davantage la charge de travail que leurs aînés. Est-ce lié à l’organisation actuelle ou à une moindre tolérance à la pression ?

D’après l’enquête : 78 % des médecins généralistes et 76 % des dentistes de moins de 40 ans déclarent ressentir une pression de travail élevée ou très élevée. Ces pourcentages sont nettement plus élevés que ceux des médecins généralistes (58 %) et des dentistes (47 %) de 56 ans et plus.

« Il y a peut-être un peu de vrai dans l’idée qu’ils sont moins endurants… mais il faut aussi se demander à quel prix l’endurance des générations précédentes s’est construite. Les études montrent par exemple une diminution de l’empathie au fil des études de médecine. Cela doit nous interroger.

Un autre facteur est déterminant : la complexité croissante des prises en charge. Les problèmes de santé mentale augmentent, les situations psychosociales se multiplient, et la multimorbidité — le fait d’avoir plusieurs maladies chroniques en même temps — explose. C’est comme un jeu de mikado : toucher un élément pour traiter un problème risque d’en aggraver un autre.

Nous vivons plus longtemps, nous survivons à des maladies graves… ce qui entraîne des situations médicales complexes au quotidien. Les médecins plus expérimentés ont vu cette complexité arriver progressivement : nous avons aujourd’hui des automatismes sur les cas simples, ce qui nous laisse plus de temps pour les cas difficiles.

Les jeunes, eux, arrivent dans un monde où tout est déjà complexe, avec la même durée d’études qu’avant, mais beaucoup moins de situations “simples” pour se faire la main. Alors oui, peut-être qu’ils ont moins de résistance à la pression, mais surtout, ils affrontent d’emblée un environnement plus exigeant et plus lourd à gérer que celui que nous avons connu à nos débuts. »

 

Une éthique de travail qui évolue

Les jeunes médecins ont une autre vision de l’équilibre vie professionnelle — vie privée que la génération plus âgée

D’après l’enquête : Les médecins, tous âges confondus, reconnaissent que les différentes générations ont une éthique de travail différente. Près de 80 % le confirment. Ainsi, la jeune génération parle plus facilement de l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée. Seuls 38 % des médecins de 56 ans et plus abordent ce sujet, contre 55 % chez les médecins de moins de 40 ans.

« Sur la continuité des soins, il y a des tensions, mais elles viennent autant des médecins que des patients. Habitués à l’immédiateté, ces derniers formulent parfois des demandes qui ne correspondent pas à un réel besoin médical — une consultation le soir ou le week-end simplement par confort.

Du côté des médecins, certains — jeunes comme plus âgés — n’assurent pas toujours cette continuité. Chez les jeunes, il peut s’agir de terminer à 16 h pour aller chercher les enfants à l’école, ce qui est compréhensible sur le plan personnel, mais pose question sur le plan collectif puisque la continuité devrait être assurée jusqu’à 18 h. Chez les plus âgés, ce n’est pas forcément une question d’horaires, mais plutôt de patientèle trop importante à gérer, avec pour conséquence des délais de rendez-vous de plusieurs jours. Dans les deux cas, cela se reflète dans les postes de garde.

Finalement, la question n’est pas tant générationnelle que liée à la façon dont chacun conçoit — et assume réellement — la continuité des soins. »

Le « stop patientèle » et la qualité des soins

L’enquête révèle que les jeunes médecins sont plus enclins à mettre un « stop patientèle » pour préserver leur équilibre vie privée-vie professionnelle, alors que les plus anciens ont tendance à continuer d’accepter de nouveaux patients. Que penser de cette différence ?

D’après l’enquête : 61 % des médecins généralistes de moins de 40 ans estiment qu’un arrêt des admissions des nouveaux patients est nécessaire. Chez les médecins de plus de 56 ans, seuls 24 % partagent cet avis.

Dr Anne-Laure Lenoir

« Il faut pouvoir accueillir les patients… et les accueillir correctement. Nous devons recevoir le patient, identifier le problème, le traiter ou, si nécessaire, l’orienter vers un autre professionnel.

Le souci, c’est que si l’on reste à la surface, on passe à côté de l’essentiel. Je me souviens d’un patient venu pour une douleur articulaire : en creusant, j’ai découvert qu’il souffrait d’anorexie et faisait énormément de sport pour perdre du poids. Mais ça, vous ne le voyez pas en dix minutes. Le “stop patientèle” n’est pas seulement une question d’équilibre personnel : il s’agit aussi de préserver la qualité des soins. »

L’absurdité administrative

L’enquête montre que, toutes générations confondues, trois médecins sur quatre jugent la charge administrative trop lourde. Est-ce un constat que vous partagez ?

« Oui, et cela ressort dans toutes les études sur l’épuisement. Mais plus que la quantité, c’est l’absurdité qui pèse. Quand l’administratif a du sens, il est supportable. Ce qui use, ce sont les formulaires aberrants, les certificats en quinze versions différentes, les consultations en septembre qui sont envahies par les certificats pour les sportifs. Quelle est notre capacité réelle à évaluer le risque ? Aucune.

Si la charge administrative était “intelligente”, elle serait plus légère à porter. Ce qui épuise, ce n’est pas tant la quantité… c’est l’absurdité. »

 

Quand on parle de burn-out chez les médecins, constate-t-on une augmentation des cas ? Et existe-t-il une différence entre jeunes et moins jeunes ?

« Il faut d’abord clarifier qu’il y a souvent une confusion : le terme “burnout” est parfois utilisé alors qu’il ne s’agit pas réellement de cela. On ne dispose pas de données suffisantes pour mesurer précisément la prévalence, toutes spécialités confondues.

Ce que l’on sait, en revanche, c’est que les niveaux mesurés sont plus élevés que dans la population générale. Ce n’est pas surprenant. C’est clairement une profession à risque. Ce qui est intéressant, c’est d’aller chercher pourquoi : perte de sens, manque de reconnaissance…

La médecine conserve souvent un fort sentiment d’accomplissement personnel grâce au contact avec les patients. Mais en parallèle, l’épuisement émotionnel est massif, et la dépersonnalisation est bien présente. Sur ce plan-là, le constat est clair : l’épuisement émotionnel est majeur chez les médecins. »

Reconnaître et valoriser l’apport de chaque génération

L’enquête montre que 79 % des jeunes médecins disent apprécier et valoriser l’expérience de leurs aînés. Et inversement, les plus expérimentés reconnaissent l’apport du regard des jeunes.

D’après l’enquête :La grande majorité des médecins estime que la collaboration entre plusieurs générations est un atout.

  • 74 % préfèrent travailler en équipe avec plusieurs collègues.

  • 79 % jugent très importantes l’expérience et les connaissances des collègues plus âgés.

  • 72 % sont convaincus que les nouvelles générations de médecins apportent un regard neuf sur la profession.

« On le voit très clairement dans les formations universitaires : ce bénéfice mutuel est réel et largement reconnu. Les 20 % restants, qui ne le perçoivent pas, sont souvent ceux qui refusent d’échanger ou de se remettre en question.

Dans la majorité des cas, les deux parties s’enrichissent mutuellement. Un maître de stage qui apprend une nouveauté grâce à son assistant, ou un assistant qui bénéficie de l’expérience de terrain de son maître… Tout fonctionne tant qu’il y a dialogue et ouverture. »

 

Quels leviers permettraient d’éviter les tensions entre différentes générations ?

« Tout commence par la reconnaissance mutuelle : admettre qu’il existe des besoins et des vécus différents. Un jeune médecin doit comprendre qu’un confrère en fin de carrière a souvent travaillé dur toute sa vie, avec l’espoir de pouvoir lever le pied à la fin… sans toujours y parvenir. Inversement, attendre des jeunes qu’ils “fassent comme nous” et endurent les mêmes sacrifices est voué à l’échec.

Il faut libérer la parole, pratiquer l’assertivité et la bienveillance, se mettre à la place de l’autre, puis définir un socle commun : nos objectifs, nos contraintes et la manière de les concilier. Dans le secteur médical, ce socle, c’est entre autres la continuité et la qualité des soins.

La solution ne se limite pas à la technologie : un outil numérique ne conviendra pas forcément à un médecin en fin de carrière, tout comme certaines méthodes “à l’ancienne” ne parleront pas à un jeune praticien. Les réponses se trouvent dans l’humain, dans la médiation et dans la communication.

Mon conseil à toutes les générations ? Formez-vous à la communication, la vraie : celle qui consiste à comprendre la réalité de l’autre, à exprimer clairement ses propres besoins et à chercher ensemble une solution commune. La clé ne viendra ni des jeunes, ni des expérimentés seuls, mais des deux ensembles. » 

Différences générationnelles dans les professions médicales libérales

Les écarts entre générations ? Ils sont bien moins marqués qu’on ne le croit ! Découvrez ce qui rapproche les médecins, au-delà des clichés.

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